UNE INTELLIGENCE PRÉCOCE 2

Dans l’expression du français « Intelligence précoce » l’adjectif vient d’un mot latin, praecox, qui signifie qu’un fruit est hâtif dans sa maturation. On a utilisé le mot pour désigner ce qui vient avant le temps, ce qui est prématuré. Nous avons vu combien cela reflètait la grande facilité de compréhension, la mobilité de l’intelligence, de certains enfants.

Dans la mythologie grecque c’est le cas d’Hermès comme nous l’avons vu dans notre chronique précédente. C’est encore plus vrai de la figure d’Apollon, fils de Zeus.

Apollon, comme sa jumelle Artémis, naissent avant le terme, après 7 mois de gestation de leur mère Léto. De cette mise au monde semble sortir leur précocité : ils ont muri très vite par la force de la colère d’Héra, l’épouse légitime de Zeus, qui les a poussé à se mettre très vite sur pied et trouver leur place dans le monde des dieux. Une caractéristique marquée de ce type d’enfants c’est « qu’il vit en état d’alerte permanente » signale Jeanne Siaud-Facchin dans L’enfant surdoué. Apollon tout comme Hermès, bien que le mythe est moins clair, seraient deux modèles possibles et extrêmes, complémentaires aussi, d’enfants qui viennent au monde, non pas dans des conditions sereines, accueillantes, chaleureuses, mais cachés, inquiets, pourchassés parce que les conditions maternelle de la grossesse, de l’accouchement, des premiers mois ont généré beaucoup d’angoisses.

Apollon c’est le dieu de la lumière, toujours lointain et énigmatique. Quand il se mélange aux troyens dans l’Illiade pour combattre les grecs, il créée de l’effroi rien que par sa présence. Il a, au contraire d’Hermès, quelque chose de redoutable et d’inaccessible. Même quand il est au milieu des dieux sur l’Olympe nous dit Hésiode. Apollon est un dieu d’une grande noblesse, sa représentation dans la statuaire grecque en fait foi qui est à l’opposé de celle d’Hermès. S’il donne forme et direction à l’existence c’est par le rêve et la divination. Il cherche à l’inverse d’Hermès la clarté et la distance, il veut attirer l’Homme vers les formes et vérités éternelles. Apollon maintient toujours une séparation radicale entre les dieux et les humains avec lesquels il ne se mêle pas, c’est le Dieu de la vérité qu’il montre aux humains dans le lointain. On peut aussi évoquer Apollon musagète : celui qui se tient en compagnie des neuf muses, joue de sa lyre, invite au chant et à la danse.

Par ce dernier aspect il rejoint une seconde caractéristique fondamentale des enfants précoces : leur très grande sensibilité. Ils ont une réceptivité en permanent éveil et réagissent avec intensité aux moindres variations de leurs impressions intérieures ou extérieures. Cela les place dans des situations de grande excitabilité et leur donne de la réactivité par où ils tentent de trouver une issue à leurs impressions débordantes, multiples, éparpillées. L’entourage doit alors faire face. Apollon, dieu de la musique, qu’il doit à Hermès comme nous l’avons vu, a le pouvoir d’apaiser et d’unifier, « de dompter ce qui est sauvage » (Walter Otto, Les dieux de la Grèce).

Il est dés lors très important de considérer ensemble Hermès et Apollon car le mythe raconte leur rencontre et le pacte qui les lie : Apollon échange ses génisses contre la lyre. Nous pouvons grâce à eux faire le lien entre les deux grandes caractéristiques de nos « zèbres » : hypersensibilité et vive intelligence

Je pense que le contrat est une manière pour Apollon à la fois de poser des limites à Hermès, de le retenir dans ses actions rusées qui visent la bonne opportunité, et par ailleurs de l’intégrer, de le reconnaître, de le recevoir dans le cercle des dieux. Car après le vol, Hermès a sacrifié deux bêtes aux dieux en les divisant en douze parts. « Douze ? » répond Apollon incrédule, « Qui est le douzième ? » Et Hermès de lui répondre avec sourire et malice: « Votre serviteur». En ne doutant de rien, c’est bien là Hermès, il avait déjà calculé sa place. Une intelligence précoce réclame très vite la reconnaissance d’une place parmi les adultes qui entourent l’enfant. Ces adultes sont comme des dieux. Et cela ne peut être refusé, tellement ils sont plein d’audace. Sinon ils feront les coups par en dessous dont il sera difficile de se dépétrer. Avec ces enfants il vaut mieux négocier qu’imposer des règles strictes et en trop grand nombre, surtout si elles ne sont que médiocrement justifiées. Autrement dit il faut leur donner l’espace que leur intelligence et leur vitalité réclame… en négociant habilement et en leur faisant confiance. Car il y a de la générosité chez Hermès : s’il est reconnu il cherchera toujours à entretenir l’amitié, il anime la relation et rend service.

On peut aussi comprendre qu’Apollon arrête son jeune frère par les valeurs supérieures qu’il symbolise. Elles font obstacle à la recherche active et incessante de la bonne opportunité qui risqueraient de manquer de limites, de s’approprier quelque trésor, de surgir ici puis de disparaître par là. L’enfant surdoué est lui aussi tenté d’utiliser intelligence vive et mobile, parole habile, parfois trompeuse, sensibilité exacerbée pour user à son avantage du monde et éventuellement manipuler son entourage. Comme s’il fallait lui rappeler qu’il existe des valeurs, que des vertus leurs sont associées chez l’homme et qu’il y a là une conquête à entreprendre.

Une attitude inverse de notre « zèbre » pourra être de reprendre à son compte la beauté lumineuse de l’univers d’Apollon, sa hauteur de vue pour « porter sur le monde un regard d’une lucidité implacable » (Jeanne Siaud-Fachin) au risque d’oublier la nécessité d’une vie incarnée, de ses compromis, de ses attraits, de ses séductions. Hermès le lui rappelera facilement comme il le fit avec Apollon en lui chipant ses génisses qui symbolisent l’attrait des richesses matérielles. C’est ainsi qu’il l’aidera à redescendre sur la terre, dans le concret.

La proximité de l’un complète l’éloignement de l’autre. Hermès c’est le miracle de la vie matérielle vécue dans sa dimension communautaire faites de relations et d’amitié. A l’inverse Apollon magnifie l’individualisation de l’homme qui suppose une certaine solitude.

C'est tout cela qui habite le monde complexe de nos « surdoués » : solitude et liberté autant que confiance et relation attentionnée ; intelligence habile et sensibilité vive autant que valeurs supérieures et lucidité.