APOLLON ET ARTÉMIS ÉCLAIRENT L’ADOLESCENCE

Intervention lors du congrès de l’association de Psychanalyse Anthropologique, Paris, 24 octobre 2019

LA CROISSANCE DES JEUNES GENS :
APOLLON ET ARTÉMIS

Pour évoquer l’adolescence et réfléchir à la crise que représente ce passage, je souhaite évoquer deux grandes divinités de l’Olympe : les jumeaux Apollon et Artémis car les grecs affirmaient qu’ils présidaient à la croissance des jeunes gens. C’est ce point de départ qui me guidera.    

Engendrés en même temps, de Zeus et de la titanide Leto, ils partagent des caractéristiques fortes. C’est ainsi ces deux dieux sont toujours représentés jeunes ce qui les distingue de Zeus ou Poséidon.

Le Dieu Apollon est fréquemment désigné Phoïbos, c’est-à-dire le brillant, celui qui possède de l’éclat. Cette lumière est solaire. Apollon est le dieu de l’idéale beauté, vigoureux, imberbe, à la chevelure longue et aux traits délicats. Il est très souvent représenté nu ou avec la chlamide rejetée sur les épaules. Son symbole est la lyre en tant que Apollon musagète, mais l’arc est également un de ses attributs essentiel. De son côté Artémis aussi a pour épiclèse Phoïbos mais la lumière qu’elle émet est lunaire. Artémis comme nous l’a présenté Camille ce matin est vêtue d’un chiton retroussé et de cothurne conformément à la chasteté qu’elle a demandée à son père. Maîtresse de la chasse et des fauves, elle porte carquois et arc, accompagnées de chiens ou de biches. Sa beauté est plus sévère que celle d’Apollon, elle est svelte, hanches étroites, plutôt sauvage et distante, ne laissant pas de place à la séduction.

Si Apollon et Artémis symbolisent jeunesse et beauté des corps, plus profondément ils marquent la pureté et la sainteté des âmes, chacun l’exprimant à sa manière. Si l’éclat de la lumière solaire d’Apollon évoque la conscience en éveil qui s’interroge et scrute les destinées, la lumière nocturne de l’astre lunaire nous renvoie aux pénombres des origines dans lesquelles l’adolescent est encore enveloppé. D’un côté l’éveil de l’esprit, de l’autre la présence et la puissance des corps. Ces deux Dieux délimitent l’espace du sacré qui nous entoure et nous touche. C’est la raison qui en font, plus que d’autres,  des Dieux du lointain : réserve d’Apollon et chasteté d’Artémis. Apollon habitait le sanctuaire de Delphes qu’il avait fondé mais, l’hiver venu, s’en retirait pour rejoindre le pays des hyperboréens, région mystérieuse où la lumière jamais ne s’éteignait. Artémis de son côté habitait l’Arcadie, région sauvage et montagneuse, où elle chassait en compagnie d’océanides et de nymphes. Aucun des deux Dieux ne se mêle aux humains qu’ils tiennent à distance contrairement à Athéna ou Dyonisos. Ils consacrent ainsi un certain mystère qui est l’inaccessible du monde divin. Néanmoins ils indiquent une direction, celle des valeurs supérieures pour Apollon, celle d’une nature sauvage et inviolée pour Artémis. Autrement dit ils orientent : l’arc qu’ils maîtrisent tous les deux parfaitement en est le symbole.

Apollon est le Dieu de la lumière, bien sûr, mais également celui de la divination et de la purification, de l’harmonie et de la mesure, de la médecine, de la musique. La divination est particulièrement intéressante car elle décrit un dieu qui voit loin en annonçant les volontés de son père Zeus. Apollon éclaire les valeurs supérieures et pointe ainsi les idéalités de l’Esprit contenues dans les desseins de Zeus. De même il est le protecteur des colons et de la navigation, de ceux qui quittent la patrie et fondent des villes et des comptoirs dans l’au-delà des mers. De ceux qui rompent avec leur vie pour l’amener plus loin.

Artémis, déesse de la chasse, est aussi la déesse des accouchements, la protectrice des enfants en bas âge et des jeunes animaux. Artémis protège vigoureusement les secrets de la nature, de la vie animale, et de la vie terrestre dés son commencement, dans sa fragilité, son innocence et sa pureté originelle.

L’AMBIVALENCE DE L’ADOLESCENCE 

La poussée pubertaire ouvre une vaste réorganisation physique mais aussi psychique de l’enfant qui l’invite à s’éloigner de sa famille. Dans la quête qui va s’engager deux dimensions sont mises en avant : trouver un(e) compagn(e)on et là apparaît la dimension proprement sexuée de l’adolescence mais en même temps assumer une vie nouvelle avec des choix et des valeurs autres que ceux des parents. Le sens d’une vie démarre sur une double énigme pour un(e) adolescent(e) : l’autre sexe d’une part, l’autre en moi d’autre part. Grandir suppose d’affronter et répondre à cette double interrogation, en dialectique avec le monde.

La sexualité et son cortège de questions évoquées ce matin par Linda a incontestablement quelque chose de sauvage et d’inquiétant, comme les animaux des forêts profondes qu’Artémis protège. Dans un premier temps l’adolescent, troublé, va se refermer sur lui-même, tenter de se préserver. Le mystère caché de la sexualité, surgie des profondeurs du corps,  déroute et fait peur. Ce mystère suppose protection et défense, mais engage aussi une recherche lointaine, aventure dangereuse, une véritable chasse. Cette chasse permettra d’évaluer le degré d’étrangeté de l’autre sexe auquel l’adolescent devra se mesurer. Profaner la chasteté peut coûter très cher : le mythe d’Actéon nous le rappelle.

Mais par ailleurs l’adolescent est emporté par une ardeur et un enthousiasme pour et vers le monde extérieur. Il y recherche de nouveaux modes de vie portés par des valeurs certes éternelles mais interprétées différemment par chaque génération. Les adolescents, on le sait, refont le monde, ils y passent des heures tardives et sans compter. Ils font entrer l’imaginaire de leur vie et du monde dans le langage. C’est le lointain lumineux qu’incarne Apollon. Cela excite leur recherche et leur enthousiasme (étymologiquement = possédé des Dieux). Les vérités qu’ils découvrent les éblouissent. Cela nous apparaît, à nous adultes, après les expériences de la vie, rêveries inaccessibles et illusoires. Pourtant pour le jeune c’est du très urgent. Il pourra à travers ces rêves trouver un avenir prometteur qui a du sens et l’incarner. Ce sont, pour eux-mêmes, des colons quand ils quittent le foyer. Ils prennent une direction, énigmatique certes, qu’Apollon leur trace.

Prenons l’exemple de Socrate dans l’Apologie de Platon : à la question posée à Delphes au Dieu Apollon, celui-ci répond que Socrate est le plus sage des hommes. Stupéfait, Socrate s’interroge « Quel sens peut bien avoir cette énigme ? ». Se sentant l’obligé du Dieu, Il part enquêter auprès d’hommes réputés pour leur sagesse afin de comprendre le sens de la divination. Puis, ayant compris que sa sagesse était « je sais que je ne sais rien », il ordonne sa vie pour obéir au Dieu. Dorénavant, inlassablement, il interpellera les athéniens pour qu’ils aient le souci de la vertu plutôt que de la fortune.Il clame « Athéniens je vous salue bien et je vous aime ! Mais j’obéirai à Dieu plutôt qu’à vous ».  L’oracle a guidé Socrate mais au moyen d’une énigme.

On le perçoit la complémentarité dialectique Apollon-Artémis invite à la fois à accéder progressivement à une pensée et un engagement singuliers et à apprivoiser les corps le sien d’abord, celui de l’autre ensuite. Deux élans qui peuvent apparaître contradictoires et que l’ado devra à la fois assumer et associer. Le rôle des parents est ici capital .Cela implique un respect attentif des tentatives et des choix que l’adolescent fait. Il ne faut ni ignorer, ni minimiser ou ridiculiser les recherches idéalisantes tout en veillant à dialoguer pour maintenir un lien et éviter que l’enfant qu’il est encore ne se mette dans des situations dangereuses.

Néanmoins, outre la complexité de cette construction intérieure, le jeune va devoir faire face à une société qui ne lui laisse pas spontanément exprimer à la fois son désarroi et ses rêves. Or ce sont les rêves qui vont lui permettre le passage à l’âge adulte.

CRISE D’ADOLESCENCE ET CRISE CLIMATIQUE

« L’adolescence n’existe pas » est le titre d’un livre provoquant qui montre comment, depuis le XVII et XVIII siècle nos sociétés ont engendré une période intermédiaire entre l’enfance et la maturité adulte. C’est ce qui nous distingue absolument des sociétés antiques ou du moyen-âge. Celles-là connaissaient la puberté et le passage se faisait par la célébration de rituels précis. L’adolescence est cette période qui s’étend (on parle même d’adulescence) parfois jusqu’à la trentaine et que les médias et les institutions caractérisent comme un temps de crise.  Si l’on entend par crise une situation de questionnement et de transformations qui mène vers un inconnu et un renouveau alors la crise est une étape incontournable. Ce temps permet à l’individu de se forger une personnalité à travers expériences et pensées. « Il se cherche » dit le parent fr son ado. Mais le véritable paradoxe est que la société a totalement récupéré le mode de fonctionnement de l’adolescence. Mieux,  désormais elle l’amplifie.

Dorénavant la société auréole l’adolescence de bien des vertus : jeunesse, adaptabilité, mobilité, modernité, croissance, intelligence. Fascinée, elle récupère ses codes et ses valeurs, et lui renvoie une image permanente de lui-même. A la jeunesse est associé une érotisation des objets et des rapports humains. Par contre coup être adulte c’est déjà être vieux. Dés lors les adultes sont tentés de rester adolescents. Ils sont dans l’ambivalence : désireux de rester jeunes et dynamiques, ils exagèrent les difficultés de leurs ados qu’ils accusent de ne pas vouloir être adulte. Ils sous entendent par là leur refus d’un réalisme froid et d’une intégration au système économique et social orienté vers le progrès et le bien-être matériel. Dans un cas comme dans l’autre il les tiennent à l’écart en ne leur permettant pas d’exercer leur vision et leur expérience, d’exprimer leur vérité. Cela laisse peu de place à la maturation, efface tout modèle, valorise l’immédiat au détriment du lointain, l’éros au détriment du logos et dévalorise un choix de vie adulte, c’est-à-dire fini, comme le signifie la racine latine.

Finalement  la société des adultes surexploite le filon adolescent et tente de diffuser et prolonger cette période par les objets de consommation, la publicité et des modes de gestion du travail ultra adaptatif. Car les valeurs promues de l’adolescence font vendre et favorisent la croissance par le renouvellement continu des désirs. La société s’est fabriquée le mythe d’une éternelle jeunesse.

Par ailleurs le message d’une consommation toujours renouvelée laisse accroire un monde délivré de toutes limites. La publicité vante sans vergogne la possibilité d’abolir nos frustrations et de satisfaire l’infinité de nos désirs. Le recul des frontières avec les technologies du numérique laisse penser que nous entrons dans une ère d’abondance. Les scientifiques ne sont pas en reste quand ils envisagent un homme augmenté  et promeuvent la figure du transhumain. Dans le même temps la réalité d’une nature agressée plus qu’elle ne le peut supporter s’impose de plus en plus. Le rêve de ressources naturelles illimitées s’effondre. Le vivant et la diversité biologique s’épuisent. Sans parler du climat. Le monde que les adultes lèguent aux jeunes est profondément anxiogène.

C’est là qu’un renversement est peut-être en train de s’opérer : traditionnellement ce sont les adolescents qui dénoncent les limites imposées par l’éducation, les valeurs archaïques ou les choix conservateurs des parents quand ceux-ci leurs rappellent quelques principes de réalité. Désormais une partie de la jeunesse, à l’instar de Greta Thunberg, née en 2003, demande des comptes aux hommes politiques ou aux chefs d’entreprise pour qu’ils s’attaquent enfin aux dégâts sociaux et écologiques et apprennent à tenir compte des contraintes humaines et naturelles. Les fameuses « réalités » dont on a abreuvé les jeunes ont changés de camp. Ce sont les adultes qui ferment les yeux et font croire que tout est possible. « Vous parlez de croissance économique verte et durable parce que vous avez peur d’être impopulaires », s’est-elle exprimée à la COP 24 avec une vérité que l’on n’attend pas toujours des jeunes. « Vous parlez de poursuivre les mêmes mauvaises idées qui nous ont mis dans cette situation, alors que la seule réaction logique est de tirer le frein à main. Vous n’êtes pas assez matures pour dire les choses comme elles sont. Même ce fardeau vous le laissez à nous, les enfants. » Comme si face au chaos montant c’était une partie de la jeunesse, plus audacieuse que le monde adulte, qui voulait marquer les limites. Au « Il est interdit d’interdire » des étudiants de 68, on passe à un « il est urgent d’interdire ». Face à Greta Thunberg les vieilles postures des adultes sont reprises pourtant: ainsi le premier ministre australien clame à son propos « ce que nous voulons, c’est l’apprentissage dans les écoles et moins de militantisme. » ? Alors qui est en crise : l’âge adolescent ou l’âge adulte ?

OLYMPE ET « MENACE EXISTENTIELLE »
(Greta Thunberg)
 

Que peuvent nous dire dans ce contexte les jumeaux de l’Olympe ? Répétons-le dans leurs différences ils sont profondément complémentaires et même indissociables.

Il est intéressant de constater que dans la lutte climatique c’est la nature sacrée qu’il faut défendre, ce qui est très exactement le domaine d’Artémis. Alors que le développement économique en Occident n’y a vu qu’une source potentielle de profit et de richesses matérielles. Ce retournement vertigineux comme le signale Greta Thunberg dans un message sur facebook exige conscience et réflexion: « Il nous faut une nouvelle façon de penser. Le système politique que vous, les adultes, avez créé n’est que compétition. Vous trichez dès que vous pouvez car tout ce qui compte, c’est de gagner. Nous devons coopérer et partager ce qui reste des ressources de la planète d’une façon juste. » Or justement tout regard au loin, toute nouvelle conscience est le domaine d’Apollon.

Nous devons cependant aller plus loin dans la compréhension de la complémentarité.

Du côté d’Artémis on entrevoit la nécessité de maîtrise des pulsions et par ailleurs la quête d’un savoir ancestral et secret en se retournant vers les origines, la nature hors de nous et en nous dans sa dimension la plus sacrée. Du côté d’Apollon c’est la maîtrise de la pensée et d’une parole singulière, l’appel à une ouverture sur une destinée, difficile à appréhender et à formuler, énigmatique mais désirable, risquée mais impérieuse. Dans un cas comme dans l’autre il y a nécessité à la fois d’une intériorisation et d’une rencontre avec le monde. L’avenir d’un Homme ne peut justement ni se limiter à un abandon pulsionnel, ni à une pensée désincarnée et abstraite. S’ils sont deux, Apollon et Artémis, masculin et féminin, Logos et Eros, c’est que le mythe nous interdit de voir l’un sans l’autre. L’adolescent doit dialectiquement entrer dans une union gémellaire (Camille nous a parlé de couple gémellaire) dans lequel le Logos doit s’incarner et l’Eros se spiritualiser. Parcourir cette route, c’est devenir adulte : condition humaine finie mais ouverte et qui définit la maturité.

Or le monde actuel s’est débarrassé de tout sacré à la recherche de la jouissance et du profit. Il a oublié l’existence de toute transcendance qui se reflétait dans les oracles apolliniens. Les parents n’ont plus de capacité à écouter les rêves de leurs adolescents puisqu’ils ont effacé les leurs par un réalisme froid et intéressé. La pensée et la parole sont devenues techniciennes, pure adaptation au fonctionnement du monde social. Une de mes élèves, d’une grande intelligence, poète, sensible, très ouverte aux autres, avec une visible élévation spirituelle est partie plusieurs fois en larmes sous les remarques et attaques de camarades qui ridiculisaient sa « naïveté », autre mot pour dénoncer ses « rêveries supérieures » d’un monde plus juste. Ils lui préféraient à l’évidence la compétition dure et la tromperie pour satisfaire des besoins immédiats et égoïstes. Une autre élève en très grande difficulté psychique avec tentative de suicide et scarifications élevait l’amitié à un très haut degré. Elle se dégagea de ses souffrances grâce au soutien fort d’un de ses camarades et de mon écoute régulière par laquelle je tentais de valoriser cette valeur apollinienne.

L’apparition d’Apollon dans le ciel adolescent est momentanée, les valeurs supérieures projetées devront s’affronter aux réalités mondaines. L’hiver Apollon se retire chez les hyperboréens et le mythe affirme que le sanctuaire de Delphes est occupé par Dionysos. L’éclat des rêveries adolescentes va continuer à habiter la vie d’homme ou de femme mais comme en sous main et c’est à nous d’y rester fidèle et attentif malgré toutes les embûches dressées sur notre route. Les adultes y sont invités aujourd’hui de manière encore plus urgente que leurs enfants. Greta Thunberg les admoneste avec une fermeté à la hauteur du défi que représente la dernière limite : un écroulement de la biosphère dans laquelle nous vivons.

Dans son manuel Epictète rend témoignage à la fermeté de Socrate et termine par cette invocation : « Conduis-moi, ô Zeus, et toi, Destinée, là où vous avez fixé ma place. Je vous suivrai sans hésiter. Quiconque s’incline devant la nécessité est un sage et connaît le divin».