CONNAÎTRE L'AUTRE – SE CONNAÎTRE SOI-MÊME

D’ailleurs pour bien connaître un homme, il faut se connaître soi-même. Shakespeare, Hamlet, acte V, scène II

Pouvons-nous connaître autrui ? Qui sont vraiment notre conjoint, nos enfants, nos amis, nos collègues au travail ? Nous y réfléchissons rarement ainsi mais la question peut être vertigineuse. Prenons un exemple récent qui a fait l’actualité : Henri Grouès, connu sous le nom de l’abbé Pierre, homme charismatique, symbole de la fraternité et de l’entraide, personnalité préférée des français pendant plus de dix ans, et l’on découvre qu’il a, toute sa vie, été un agresseur sexuel. Pourtant cette question se reflète sur nous-mêmes : pouvons-nous connaître  véritablement ? En fait les deux questions sont liées. Essayons d’y voir plus clair.

Partons de notre exemple utilisé. Derrière la personnalité médiatique se cachait un autre homme ou plutôt une autre facette de l’homme abbé Pierre. Autrement dit il portait un masque qui nous le cachait partiellement et a largement évité qu’il soit dénoncé. Il y avait l’homme public très connu et l’homme privé plus caché. Néanmoins il ne peut être résumé ni par « c’est un agresseur sexuel », ni par « c’est une personne de grande générosité ». Alors c’est que Henri Grouès est dans sa personnalité profonde ceci, cela et encore autre chose que nous ignorons sûrement.  Mais ceci n’est-ce pas la réalité de chacun de nous ? Nous portons tous des masques qui sont nécessaires pour se construire et pour vivre en société : je ne suis pas en famille comme à l’école ou au travail, ni auprès de mes amis. Et nous n’aimerions pas être résumé par une étiquette simple comme par exemple: M.X est un commercial efficace et un père peu attentionné ou Mme Y est une femme déterminée et remarquable soprano. Chacun de nous est beaucoup plus divers et riche que l’apparence qu’il offre.  L’Homme ou l’être humain a donc au moins deux niveaux : un niveau empirique, celui qu’il donne à voir au monde et aux autres, et un niveau plus essentiel, celui de l’être qu’il est en vérité.

Ainsi le mystère qu’est l’autre se divise en deux : une méconnaissance et une incompréhension au niveau empirique, du vécu quotidien et ensuite ce que les philosophes appellent le mystère ontologique : ce que nous sommes dans notre identité profonde. 

Sur le premier point la question est simple: « Comment un homme religieux, généreux, engagé, a-t-il pu se laisser aller à des agressions sexuelles ? N’y a-t-il pas là une insoutenable contradiction ?» Or Freud a bien montré que nous sommes tous habités de conflits intérieurs qui peuvent être violents ou douloureux et nous obligent à trouver des formes de compromis entre nos tendances et nos désirs conscients et inconscients. Nous nous créons une personnalité qui dans notre relation avec le monde tente de maintenir un équilibre conflictuel entre nos désirs : par exemple être aimé et conserver notre liberté ou bien simplement apprécier la bonne nourriture et garder un physique impeccable. L’abbé Pierre se cachait vraisemblablement les conséquences humaines, morales et pénales de ses actes d’agression. Cela nous scandalise à juste titre. Et nous devons admettre que nous aussi pouvons chercher à ignorer ce que certaines de nos actions entrainent en minimisant ou effaçant nos conflits intérieurs.

Sur le deuxième point nous touchons le mystère de l’être même. Demandez à des amants qui est l’autre pour lui/elle ou bien à des parents qui sont chacun de leurs enfants ? De même il y a l’homme Henri Grouès dans sa vérité qu’il ignorait pour partie comme chacun de nous. C’est l’impossibilité à répondre qui fait que j’aime l’autre dans le couple : il est toujours à découvrir, il y a de l’imprévu et de l’inconditionné, autrement dit autrui est fait de liberté. L’être humain fondamentalement, dans sa profondeur, est libre. Et c’est ce qui nous émeut : je n’ai jamais fini de le connaître même si je crois « bien le connaître ». Renversons alors le regard sur nous-mêmes : si nous sommes attentifs nous pouvons toujours découvrir de nouvelles facettes de notre être. Que cela soit des comportements, des goûts, des pensées, des sentiments, des activités, des désirs etc. Avouons même que c’est là que la vie prend une saveur particulière, là que notre être prend une extension quasi infinie et, par cette liberté, nous sort des routines, des conditionnements, des conformismes. 

Si cette liberté est infinie alors il y a en l’être humain une dimension sacrée, d’absolu. Certains diront divine. L’Homme est formé d’esprit : il est un être spirituel. Descartes pensait d’ailleurs que la liberté infinie de l’Homme était ce en quoi il était image de Dieu. Alors qu’au niveau empirique nous nous considérons plutôt dans nos différences, Pierre ne ressemble pas à Paul, au niveau ontologique chacun est un alter ego pour l’autre, Pierre à l’égal de Paul est sacré dans son infinie liberté. L’autre est mon semblable.

Il n’en reste pas moins que pour connaître et rencontrer véritablement autrui je dois me voir dans mes qualités et mes faiblesses mais aussi faire l’expérience de cet inconnu en moi qu’est l’être essentiel. C’est ici qu’une psychanalyse anthropologique a tout son sens. Pourquoi ?

Tout d’abord au niveau empirique, celui de notre corps et de notre psychisme, l’être humain a tendance à se replier sur soi en attribuant à l’autre les défauts et en se donnant principalement des qualités. Cela s’appelle un mécanisme de projection : ma collègue est jalouse de mes réussites, mon voisin s’immisce dans notre vie de famille etc. Pour retirer la projection et retrouver un regard plus objectif il faut généralement s’interroger sur nos fonctionnements intérieurs guidés par des émotions et des sentiments très profonds, des désirs inconscients,  souvent un peu troubles. Le thérapeute aide à voir clair et faire surgir les impasses, les ambiguités, les dénis que nous entretenons sur nous. Ce n’est jamais agréable d’ailleurs à découvrir…. on se pensait « si bien et si honnête ». 

D’un autre côté nous possédons une dimension spirituelle. Ce n’est pas un savoir constitué dans une pensée abstraite, mais ce que K.G.Dürckheim appelle « l’expérience de l’être ». C’est quelque chose de familier à l’enfant jusque 4-5 ans. A partir de là il perd ce lien avec la profondeur. Il faudra qu’il la retrouve. Ce seront dans des moments rares, toujours intenses et parfois dramatiques, qu’il touchera cette dimension de l’être. Dans cette expérience apparaît une véritable ouverture vers une dimension vécue intérieurement plus grande que nous, dimension d’un infini en nous. Ici aussi il est possible d’aider l’autre à s’orienter dans ce monde de l’Absolu, du spirituel. 

Dans la psychanalyse anthropologique, comme je la pratique, je prends en compte cette dimension ontologique et accompagne le patient aux deux niveaux dans un mouvement dialectique de l’empirique à l’ontologique et inversement.  

C'est tout cela qui habite le monde complexe de nos « surdoués » :
solitude et liberté autant que confiance et relation attentionnée ;
intelligence habile et sensibilité vive autant que valeurs supérieures et lucidité.