DIONYSOS ET LE CHAOS DU MONDE

Le monde s’enflamme de tous les côtés : les guerres sauvages qui se multiplient en Ukraine, à Gaza et au Liban, en Somalie, en mer de Chine où l’on semble s’y préparer…. ; les mégafeux en Australie, au Canada, aux Etats-Unis et aussi dans divers pays européens…. ; les révoltes diverses niées, détournées, étouffées, voire écrasées ; la vie politique et sociale hautement inflammable où le moindre mot, la plus petite expression est dénoncée et trop de gens sont purement et simplement insultés… De nombreux exemples , du plus quotidien au plus exceptionnel, nous décrivent une forme de mise en chaos du monde. Personne n’y comprend rien et l’angoisse s’élève dans les sociétés et chez trop d’individus.

Un Dieu grec peut nous aider à trouver quelques repères : c’est Dionysos. Dans la mythologie grecque de l’Olympe il est dit xenos, c’est-à-dire tout à la fois étrange et étranger. C’est sûrement le dieu le plus difficile à décrire de par sa richesse et ses contradictions. Il étonne par rapport aux douze dieux qui entourent Zeus. L’histoire de sa naissance est très éloquente. 

Zeus s’éprend de Sémélé, la fille de Cadmos, roi et fondateur de Thèbes, la ville sainte de la Grèce antique. La mère de Sémélé est Harmonie, déesse, fille elle-même d’Arès et Aphrodite. Mais Sémélé est une humaine. Zeus venait rejoindre sa bien-aimée dans son palais à Thèbes. Sémélé était enceinte. Héra s’en aperçut et nourrit sa vengeance. Elle savait que Zeus lui avait promis de réaliser tous ses vœux. Prenant les traits de sa nourrice, Berroé, elle lui suggère de demander à son amant de se présenter à elle dans sa splendeur divine. Zeus refusa d’abord sachant ce qui adviendrait. Devant l’insistance répétée de Sémélé et pour ne pas se désavouer, un jour il se montra finalement dans toute sa puissance. Sémélé fut à l’instant foudroyée. Cependant un lierre s’accrocha au ventre de la princesse et protéga l’enfant de la vigueur des flammes et de la chaleur incandescente. Hermès recueillit l’enfant et le cousit dans la cuisse de Zeus jusqu’à ce qu’il arrive à terme. D’où l’expession « être né de la cuisse de Jupiter ». Dionysos est donc un dieu deux fois nés.

Une autre version existe où Héra donna l’ordre aux Titans de le tuer. Ils attirérent l’enfant, le démembrèrent et le firent cuire dans un chaudron avant qu’Athéna ne prenne son cœur et que Zeus ne le reconstitue intégralement.

Ainsi le feu est matrice première de la vie. Il porte une double dimension du divin : il foudroie et il assemble ou unifie. Il détruit et il vivifie. Le feu est dans son paradoxe symbolique ce qui forge et caractérise profondément Dionysos. Nous devons admettre que tous ces dieux olympiens nous habitent profondément et vivent en nous, souvent à notre insu. En tant que fils Il n’est pas séparable de Zeus lui-même. Mais, contrairement à Zeus, Dionysos vient d’un ventre de femme et va vers une cuisse de dieu : nous avons ainsi la part humaine et la part divine qui nous habitent. Dionysos est dans sa vérité un « feu intérieur », il est comme la « morsure ardente » du divin : on dit d’une passion amoureuse comme de l’amour mystique qu’il « nous consume de l’intérieur ». Ce feu intérieur s’origine dans une déchirure ontologique, c’est-à-dire primordiale, un démembrement, qui est la distance qui sépare l’humain et le divin, et représente un manque à combler. Le feu de Dionysos est le feu du désir qui tente de satisfaire ce manque qui nous habite : c’est un fait bien connu. Cela  peut être le désir sexuel, le désir de réussite, d’honneurs, d’accumulation de biens (une maison plus grande, deux voitures plutôt qu’une, un revenu supérieur…). Cependant le manque le plus fondamental est celui de l’origine divine en l’homme, notre dimension sacrée, notre beauté intime, que nous nous cachons résolument. Pourquoi ?

Le mythe le dit : Dionysos est le seul dieu de l’Olympe qui a une mère humaine. S’il veut être accepté par les hommes comme par les dieux il va devoir se battre. Il est là très proche d’Héraklès. Dionysos est un dieu sauvage et terrible, divers épisodes le montrent. Mais son apparition est tout autant celle de la fête, des danses, de la musique et du vin. C’est le Bacchus romain de la vigne et du vin. Un Dieu qui favorise l’oubli et l’ivresse de la vie.

Dionysos est ainsi ivresse de bonheur et de joie comme de violence et de cruauté, monde enchanteur autant que phénomène de terreur. On passe de la plus grande excitation au plus profond chaos et l’inverse. Dionysos est un dieu dément au sens d’extravagant. Sa rencontre porte l’homme à l’extase et/ou à la folie. Voilà le monde Dionysiaque : il est fait de souffrance et de félicité, de déchirures et d’une plénitude reconquise. Dionysos nous tient intimement.

Tentons de faire le lien avec les descriptions de notre monde en voie de chaotisation. 

  • – Le mythe décrit comment il voyage et punit les villes qui veulent échapper à son culte et pensent pouvoir lui échapper. Les feux qui prennent un peu partout dans le monde symbolisent un retour du dieu. Bien sûr nous voyons cela essentiellement à la lueur des terrifiantes destructions actuelles. C’est très juste. Néanmoins la contrepartie c’est la possibilité d’un nouveau remembrement, d’une reconstruction qui va suivre les folies destructrices. En réalité le feu dionysiaque est un feu purificateur de la conscience : c’est un feu qui rappelle notre filiation divine et nous invite à une conversion, à changer notre regard, à grandir.
  •  
  • – Réfléchissons et regardons notre existence actuelle. Il y a des moments où nous aussi nous sommes confrontés à des ébranlements intérieurs (doutes sur nos choix de vie ; fatigue intense éventuellement consécutive à une maladie ; perte de la foi ; dépression…) ou extérieurs (chômage ; mort d’un parent adoré ; divorce ; accident de la circulation…). C’est terrible et nous perdons pied, sans comprendre ce qui arrive et qui nous paraît particulièrement injuste. Quelques mois ou années plus tard nous réalisons que ce choc était salutaire. Par exemple la séparation d’avec notre conjoint, brutale, très douloureuse et nous réalisons que nous n’osions pas finir une relation devenue mortifère et voilà une nouvelle femme / un nouvel homme qui adoucit ou illumine notre existence. Dionysos est le dieu de la métamorphose parce qu’il est le dieu de l’ébranlement. Nous vivons dans nos routines et nos besoins superficiels, nos stéréotypes et nos certitudes. Le dieu tout-à-coup vient balayer tout cela.
  •  
  • – Ce qui est vrai à notre niveau, l’est encore plus au niveau sociétal. Voici une lecture que nous pouvons faire de notre civilisation hyper technique. Elle ne s’interroge sur rien d’autre que sur son propre développement toujours plus envahissant qui ignore les conséquences humaines, sociales et environnementales. Nous sentons confusément que la trajectoire n’est pas tenable mais tout nous invite à poursuivre dans une promesse de bonheur futur à l’ombre des images et des outils numériques. Nous ne réfléchissons plus sur le sens qu’elle a. Que ce soient des feux qui s’allument partout est un clignotant qui indique que Dionysos rentre dans le jeu pour nous alerter et mettre bas nos édifices fragiles. Ce que nous percevons comme le « malheur » du monde n’est en réalité que le produit d’une obscurité profonde de notre conscience. Dionysos, comme Apollon et Athéna, nous montre que la conscience, jamais définitivement acquise, est un combat.

Dionysos est le dieu de la métamorphose
qui nous force à reconsidérer notre vie d'une autre manière.
C'est ce que la psychanalyse anthropologique propose :
mettre des paroles sur notre « chaos intérieur »
afin de renouveller nos existences.