La journaliste Mona Chollet vient de publier un nouveau livre particulièrement ambitieux Réinventer l’amour. Le sous titre, Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, nous met sur la voie : il s’agit en fait de repenser le couple et les relations d’amour dans la société actuelle qui est dominée par un discours, une éducation, un fonctionnement qui laisse la première place aux hommes et relègue les femmes aux seconds rôles, voire au rôle d’objet. L’ouvrage est très convaincant dans son analyse des mécanismes sociaux, politiques et économiques qui nourrissent une éducation et une pensée sexiste, c’est-à-dire qui pose l’inégalité des sexes. Il est manifeste après de nombreuses affaires très médiatisées, l’affaire Weinstein ou le livre de Vanessa Springora, Le consentement, parmi d’autres, que les relations amoureuses et de couple, plus globalement entre les hommes et les femmes, doivent être repensées et expérimentées autrement.
Néanmoins l’amour ne peut être identifié à la relation de couple, il la dépasse et l’englobe. Un couple vivant, où l’harmonie et le partage sont en permanence recherchés, est cependant une des expressions les plus fortes de ce que peut être l’amour dans sa vérité et sa splendeur. Chacun pourtant connaît des êtres animés d’un amour profond qui ne sont pas en couple. Justement c’est cela qui est le plus difficile à définir : la vérité de l’amour. Sans doute peut-on penser que l’amour est une expérience intérieure bien avant d’être un concept ?
Je suggère de relire Le banquet de Platon. On le sait son thème est celui de l’amour et chacun des convives doit réciter un discours en l’honneur d’amour, Eros pour les grecs. Socrate est le dernier à parler et contre son habitude il n’utilise pas la méthode dialectique d’interrogation mais se rapporte aux propos d’une prêtresse, Diotime de Mantinée. Il exprime même qu’elle lui a tout appris. C’est une femme, prêtresse donc initiée aux mystères, ce qui n’a rien d’anodin alors que les interlocuteurs de Socrate chez Platon sont toujours des hommes. Ainsi en matière d’amour ce sont les femmes qui détiennent le secret. Que dit-elle de l’amour ?
L’amour c’est « un enfantement dans la beauté, et selon le corps, et selon l’âme », car la création, ajoute-t-elle, comporte la part d’éternité, l’immortalité de tout être humain. Mais à l’amour on doit être initié. Cela suppose des degrés sur lesquels nous devons avancer et donc un effort permanent, une discipline consentie qui permet de s’élever des « beaux corps » aux belles occupations, puis aux belles sciences jusqu’au « beau surnaturel tout seul, et qu’ainsi, à la fin, on connaisse, isolément, l’essence même du beau ». C’est je crois la vérité de l’amour : il n’est jamais donné, ni acquis mais doit être conquis.
Nous sommes ainsi à l’opposé de la croyance populaire d’un éblouissement soudain qui garantit la vérité et la solidité d’une relation amoureuse. Certes cela existe en matière de rencontre amoureuse, cependant ce n’est qu’un prélude à un combat renouvelé pour péréniser et surtout élever l’amour de couple. Ce qui permet de revenir à la définition de Diotime dans le Banquet : la rencontre d’un homme et d’une femme doit se transformer en création d’un couple. Il faut distinguer l’état amoureux qui n’a qu’un temps de l’amour qui, lui, est éternel. Sans doute est-ce exaltant et ambitieux ; c’est surtout très difficile à accomplir si l’on regarde les obstacles à franchir.
Il y a tous les obstacles du quotidien, matériels, psychologiques, éducatifs, corporels. Il y a aussi la place de l’inconscient dans nos rencontres. La psychanalyse n’a jamais cessé de montrer, dans la clinique, qu’aucune rencontre n’est anodine, que l’autre dans le couple est celui qui va nous interpeller sur nos failles profondes et inconscientes : les blessures, les dénis, les impasses.
Cela suppose au quotidien de consacrer beaucoup de temps au dialogue et à l’échange pour s’ajuster en permanence en écoutant et comprenant l’autre dans ses besoins, ses attentes, ses ressentis, sa différence aussi. Car le grand obstacle est là : l’homme et la femme représentent l’un pour l’autre l’altérité absolue. Nous ne sommes pas seulement dans des différences psychologiques que l’on peut aplanir mais dans une différence ontologique entre le masculin et le féminin : ceci n’est presque jamais dit or cette compréhension est essentielle pour qu’un dialogue en profondeur puissent s’établir. L’homme et la femme ne portent pas les mêmes principes : d’un côté la femme est la gardienne du principe de l’Eros (l’amour et la vie) alors que l’homme est le gardien du Logos (la conscience et le verbe). Les mythes grecs nous l’enseignent. Bien entendu dans la réalité terrestre et humaine tout homme-mâle est porteur des deux principes mais plus spécifiquement du masculin et c’est inverse pour la femme. Ajoutons enfin que néanmoins ces deux principes se complètent : ce qui montre justement l’importance du couple, pas seulement pour concevoir des enfants qui est une (pro)création encore rudimentaire si l’on reconnaît de la vérité à la révélation de Diotime. Le couple est là pour permettre à chacun, dans sa différence, de s’élever vers « l’essence du Beau ».
Voilà pourquoi il me semble que le livre cité en introduction, quelque soit sa qualité, ne va pas au fond des choses : lutter contre une éducation patriarcale est évidemment nécessaire, c’est le combat du féminisme, mais n’est pas suffisant. Par quoi le remplacer ? Par une éducation à l’altérité et la rencontre de l’homme et la femme.