Lequel d’entre vous a accueilli les rêves qu’il faisait enfant et, plus encore adolescent ? Les a recueilli et a voulu les suivre, maladroitement et dans l’hésitation sans doute ? Qui n’a eu de ces rêves, plus simples pour certains, vraiment ambitieux pour d’autres. Ainsi le grand architecte du 19ème siècle, Eugène Viollet-le-duc (1814-1879), a refusé la voie royale des études aux Beaux-Arts qu’il jugeait trop académiques pour poursuivre ses propres recherches autodidactes en voyageant et dessinant. Plus grave et plus admirable fut la détermination autoritaire de Camille Claudel (1864-1943) qui traversa les nombreux obstacles qui ont jalonné sa vie de femme pour devenir sculptrice, génialement douée et qui reste trop oubliée encore aujourd’hui.
L’un a conservé une notoriété et une postérité immense, la seconde n’a pu complètement briser les résistances pour s’imposer et vivre de son art. Camille finit, misérable, enfermée à l’asile. Etre fidèle ?
Tous nous vivons ces rêves, qui nous portent, parfois nous harcèlent, nous troublent et surtout restent exigeants. Car ces rêves sont en fait une ouverture sur un monde « autre » qui nous habite pourtant et ne sait pas se dire autrement que sous la forme d’images grandioses, d’épopée, de vie héroïque. Les rêves sont les énigmes de notre être que nous devons affronter, élucider. Ils sont les témoins de notre part la plus secrète, la plus mystérieuse. C’est la raison pour laquelle ils apparaissent généralement déraisonnables et parfois incompréhensibles. Ils ont aussi une grande puissance d’attraction, un appel secret et il devrait être inutile de les nier.
C’est pourtant ce que la plupart des hommes font car en fait la tâche est difficile. C’est même la tâche principale de notre humanisation. Nous devons, à l’image d’Héraklès ou d’Ulysse, devenir des héros.
Tout d’abord il faut repérer et accepter d’avoir ces rêves et ne pas, délibérément, les écarter au motif d’une imagination infantile ou d’un manque de sérieux. Les parents peuvent malheureusement être très actifs pour dévaloriser les aspirations de leurs enfants à une vie qui fait pourtant plus de sens pour eux. Eux-même ont sans doute laissé à l’écart leur vision de jeunesse interprétés comme une belle utopie.
Ensuite il est nécessaire d’interpréter le sens de ces rêves. « Je veux bâtir un monde plus juste » (ou « plus beau » ou « plus fraternel »…) ne se comprend pas immédiatement car les voies possibles sont très nombreuses : carrière d’avocat, recherches dans l’urbanisme, choix de la politique, vie religieuse etc. Comment dans ce monde vivre cette justice ou cette beauté ? Au départ ce ne sont souvent que des appels, des intuitions à la fois vagues et assurées, et cependant profondes.
Enfin, c’est paradoxal, ces rêves sont effectivement des rêves. Pour qu’ils deviennent réalité il doivent être confrontés au quotidien, aux situations et aux personnes concrètes, aux enjeux et nécessités de tous les jours. Cette confrontation va donner consistance aux rêves et autres aspirations profondes. Ainsi j’ai connu un jeune dont le « rêve » était de faire de la physique théorique des particules. Assez bon au lycée mais pas brillant il n’a pu suivre des études en classes préparatoires pour les concours d’école d’ingénieur. Le fondement de son rêve était juste mais pas la forme et la direction qui avaient été prises. Cela ne se fait que lentement et ne se développe que sur toute une vie. Donner une forme concrète suppose du temps, de l’ascèse, d’affronter les échecs et les déceptions autant que les réussites, de se reprendre intérieurement, car le monde matériel ne se laisse pas faire ainsi : il résiste comme le marbre de Michel-Ange ou l’onyx de Camille Claudel. Ce sont là des vies héroïques et pourtant qui donnent naissance à des chefs d’oeuvre : le Moïse pour le premier, la Vague pour la seconde. Leurs réalisations témoignent de cet Esprit qui habite le monde, et qui habite en chacun d’entre nous à condition de décider de le dégager de la matière.
De nombreux chemins sont possibles pour permettre l’ouverture à l’Esprit présent en nous que la philosophie appelle aussi l’Etre. La psychanalyse propose le chemin de la parole. La parole échangée entre deux personnes où chacun à l’écoute de l’autre fait hospitalité à une pensée. Le désespoir, le doute, la souffrance ou l’étonnement du patient mettent la pensée en branle et conduisent le patient chez l’analyste écrit Anne Dufourmantel. Là l’évènement d’une rencontre permet qu’une parole nouvelle, intime, surgisse dans le simple fait qu’elle est adressée à un autre, l’analyste. Car la parole est toujours porteuse de vérité, d’une vérité à accueillir en soi, avec l’autre.