LE DÉVELOPPEMENT PERSONNEL ET SES LIMITES

Les rayons des libraires sont remplis de livres de développement personnel : l’un des plus connus parmi des milliers d’autres « Les quatre accords Toltèques » de Miguel Ruiz ou encore « Le pouvoir du moment présent » d’Eckhart Tolle; dans la même intention des chaînes You Tube multiplient les interventions de spécialistes divers qui ont pour ambition d’aider leur public, selon leurs propos, « à se retrouver eux-mêmes », ou bien « à libérer leur plein potentiel ». L’idée générale est que notre mal être provient du fait d’être pris dans des habitudes, des préjugés, des pensées « toxiques », des environnements sclérosants, et que nous pouvons lever ces obstacles pour accéder enfin à notre vrai nature et toucher le bonheur qui nous est promis.

Selon mon expérience cela pose quelques questions. 

Tout d’abord il faut dire que les livres de développement personnel forment un vrai filon éditorial puisque certains se vendent à des millions d’exemplaires dans le monde. Or un filon cela s’exploite : il y a parmi les auteurs  d’authentiques sages et des fieffés faussaires. Les éditeurs en profitent. Il est alors très compliqué pour nous de faire le tri. Il me semble que la seule indication indubitable est la qualité de la vie et de la personne qui écrit. C’était déjà le cas dans l’antiquité : la force de l’enseignement de Socrate, sa capacité à être écouté et suivi, c’était Socrate lui-même dans l’existence quotidienne qu’il menait à Athènes. Un auteur qui étale sa réussite ou qui a des accès réguliers de colère ou de jalousie me paraîtrait très suspect. Evidemment il est difficile de le savoir derrière l’écran théatralisé d’une chaîne You Tube ou les phrases bien tournées d’un livre. Rencontrer Socrate tous les jours dans Athènes était plus simple !

Car il faut, comme toujours, interroger la cohérence du discours et des actes. Les auteurs mettent-ils en pratique les recommandations, les idées, et les exercices qu’ils développent ? Autrement dit leur vie change-t-elle sous l’impact de leurs propres conseils ? La seule vérité d’une vie est sa métamorphose progressive vers plus de lumière et d’amour et pas simplement un apaisement de l’âme ou un meilleur bien-être corporel. Chacun pourra admettre que ce n’est pas une mince affaire que d’y réussir. Si eux-mêmes n’y atteignent pas, comment croire que leurs recommandations ont du sens et de la valeur ? Ainsi Socrate ne se dérobe pas à sa condamnation à mort en fidélité avec son enseignement et son engagement dans la défense de la cité.

C’est peut-être la première question à se poser sur ce sujet.

Ce qui me paraît le plus discutable chez certains auteurs : le développement de la personne, que l’on devrait appeller plutôt la croissance en humanité de l’individu, ressemble à bien des recettes de bon sens, simples, aimables, consensuelles, pas très engageantes, ni dérangeantes. Les conseils visent à plus de confort et de réussite, amoureuse, professionnelle, familiale. N’y a-t-il pas là une perspective très égotiste que l’on retrouve dans l’expression accéder à « la meilleure version de soi-même » ? Je crois que l’Humanité auquel nous pouvons prétendre accéder n’est rien sans une dimension transcendante, sprituelle ou métaphysique selon les mots utilisés. Dimension qui nous habite depuis toujours. Or l’accès à cette dimension n’est pas possible sans des épreuves. Il serait ici trop long d’en expliquer les raisons. Le mythe grandiose et sauvage d’Héracklès nous en trace un chemin. On pourrait aussi, bien entendu, se référer à l’Odyssée d’Homère. Les métamorphoses ont toujours un prix à payer : les épreuves. En même temps, comme l’affirment toutes les sagesses, c’est cela même qui authentifie la quête. Le mythe raconte qu’Heraklès, malgré sa force inouïe et parce qu’il avait tué sa femme et ses enfants dans un accès de folie, avait accepté de se soumettre aux douze travaux donnés par son cousin Eurysthée qu’il tient pour un pauvre type. L’épreuve ne peut se concevoir sans humilité : nous sommes des êtres fragiles.

J’ai utilisé le mot spirituel qui va faire réagir certains lecteurs. Je ne l’entends pas, cela va de soi, comme synonyme de religion. Je tiens cependant pour certain qu’il existe un monde visible, matériel, naturel et un monde invisible, spirituel, essentiel et que ces deux mondes coexistent en nous. Cela des milliers de personnes peuvent témoigner par expérience et non par ouï-dire ou croyance. De ce monde spirituel nous viennent des aides pour affronter les épreuves et les métamorphoses. En Grèce ce fut généralement Athéna qui accompagnait les héros. Ce furent Démèter et Dionysos dans les rites initiatiques d’Eleusis. Ce pouvaient aussi être Hermès, Apollon ou Prométhée plus ponctuellement.

Mais pourquoi prendrions-nous au sérieux ces vieux mythes ? Le mythe raconte une vérité de toujours, cachée, qui nous habite. Il n’est pas une fable, une pauvre invention humaine. Autrement dit le mythe nous ouvre un chemin qui est une initiation à notre vraie nature.

Un auteur de développement personnel qui ne cache ni la réalité douloureuse des épreuves, ni qu’il existe des forces invisibles pour nous aider à les surmonter, est certainement quelqu’un qui les a lui-même traversées et qui peut témoigner par sa vie de la réalité de son discours. Une auteure comme Annick de Souzenelle en témoigne même si elle n’est pas généralement classée dans le rayon « développement personnel ». Il n’y a pas de recettes chez elle mais une lecture en profondeur, très novatrice, de la Bible dans la langue hébraïque (et non dans le grec) pour aider le lecteur à prendre conscience de sa nature ontologique et sacrée… et du chemin à parcourir pour la retrouver. C’est aussi le cas d’Eckhart Tolle ou de Luis Ansa. Ce chemin n’est jamais un chemin de facilités : telle serait la seconde question à se poser pour aborder cette abondante littérature.

Une troisième remarque s’impose.

La psychanalyse anthropologique est d’orientation spirituelle et philosophique. Mais elle travaille, comme toute psychanalyse, sur l’inconscient. Ce côté obscur de notre vie intérieure est passée sous silence par beaucoup d’auteurs car l’inconscient dérange. C’est qu’ils n’ont pas affronté leur propre inconscient et son réservoir de pulsions qu’il faut pouvoir affronter en conscience et transformer : le besoin de jouissance et la sexualité, la recherche de puissance et le pouvoir, le désir de possession et la richesse. Ce sont les trois grandes mais pas les seules : la jalousie, l’orgueil, le mépris, la paresse etc. Les barrages et les méthodes que nous voudrons élever, même avec honnêteté et bonne conscience, pour les recouvrir seront toujours renversés un jour par l’inconscient. Seul un travail psychanalytique peut aller les prendre à la racine. Nous sommes là face à une forme de combat ou d’épreuve dont je parlais plus haut. Car les épreuves de vie qui peuvent être extérieures (la mort d’un proche, une maladie grave, une injustice inacceptable, la perte d’emploi…) sont souvent aussi intérieures par les marques laissées dans notre psyché (un abandon à la naissance, un geste malheureux ou pervers vis-à-vis de l’enfant, des parents qui se déchirent…). Les unes comme les autres réveillent des peurs latentes, des révoltes terribles, de la violence verbale, des comportements de fuite ou d’agression, des dépressions profondes. La troisième question est donc : quelle place est-il fait à l’inconscient dans le développement personnel proposé ?

Le développement personnel peut certainement
apporter des solutions à des inadaptations sociales
ou des impasses psychologiques ponctuelles.
Mais notre ambition doit viser à devenir un être humain complet dont toutes les
dimensions doivent être déployées.