PAROLE ET RUMEUR:
LA PHILOSOPHIE EN SECOURS

Ces temps de confinement forcé nous sollicitent de manière insolite: nos journées, habituellement bien occupées et organisées, se retrouvent plus ou moins vides d’activités et donc pleine d’ennui. Une possibilté évidente aujourd’hui est de nous connecter à l’espace numérique pour remplir ce temps. Là nous trouvons un nombre invraisemblable de sites, de ressources, de thématiques, de discours ou d’images. Tout cela se mélange pour former une rumeur, pour reprendre le terme du philosophe Max Picard, que j’oppose à une parole.

La rumeur, ici utilisée uniquement au singulier, est une variété de mots , d’images, de sons qui enflent en permanence sans qu’elles signifient quelque chose réellement. La rumeur prolifère et peut prendre les formes extrêmes du voyeurisme et du complotisme. Chacun face au coronavirus y va de son interprétation, de ses préconisations, de ses dénonciations, de ses accusations ou de ses certitudes. Tout n’est pas forcément faux mais tout est mélangé et se déverse devant nous, sur les écrans, de page en page, de lien en lien, sans que nous puissions arrêter le flot, souffler un peu, prendre du recul, réfléchir. Les évènements sont à la fois tous similaires et ne durent guère, se bousculant sans cesse.

La parole, le logos grec, de son côté met des frontières : elle ne charrie pas les mots et les images mais au contraire tente de mettre de l’ordre, de revenir à de la logique et de l’éthique, de trier les évènements, d’en éliminer un grand nombre de peu d’importance, de chercher à distinguer ce qu’ils signifient profondément. La parole vise, au contraire de la rumeur, à élever notre conscience, à ouvrir notre cœur, à orienter notre recherche vers plus de vérité et d’amour. Ce fut de tout temps un objectif de la philosophie.

Je trouve que ce constant déferlement d’images et de sons, auquel nous avons du mal à résister, est très épuisant physiquement et psychiquement. Il sur-sollicite l’attention cérébrale et immobilise le corps. Il nous entraine à recevoir, et même rechercher, des émotions très primaires de peurs, de colère, de plaisir, de détestation. Ainsi se laisser prendre par la rumeur nous réduit trop souvent à n’être plus qu’un consommateur informatique baladé d’une émotion à l’autre, d’une croyance à l’autre. Or ce que l’Homme cherche véritablement c’est de se grandir, de vivre des valeurs fortes (l’amitié, la justice, la compassion, la solidarité…) , d’accéder à sa vérité, c’est-à-dire à ce qu’il est en profondeur.

De tout temps, particulièrement dans l’antiquité, la philosophie avait pour but de nous faire acccéder à cette vérité par une parole, un logos. La parole est une protection, une palissade, qui nous protège de la perte de repères, de l’insignifiance, du mal et de la perversion aussi. Elle nous protège contre la rumeur.

Dans un cabinet de psychanalyse c’est aussi cela que nous tentons de faire : aider le consultant à dégager sa parole propre de la rumeur lancinante qui nous attire. Car sur l’internet le nombre d’affirmations péremptoires qui se lisent ou se voient est immense : or ce sont au mieux des préjugés, au pire des mensonges et des embrigadements. Les déplorables tweets de Donald Trump en sont une caricature.

Prenons pour exemple le domaine de l’éducation parentale ou de la scolarité des enfants. On trouvera grâce aux moteurs de recherche tous les conseils et toutes les solutions, y compris les plus opposés. Comment s’y retrouver ? Comment faire un tri ? Autrefois ces questions relevaient de l’autorité : celle de la tradition, des parents, des maîtres… Cela n’était pas discuté sauf par une minorité d’audacieux ou d’intellectuels. Aujourd’hui toutes ces questions sont passées dans la rumeur : comme on trouve à peu près tout, de la bienveillance positive à la fessée autoritaire, on finit par choisir selon les modes éducatives, nos humeurs du moment ou contre les modèles que nous avons reçu. Il faut procéder autrement.

Voilà un père qui souffre d’une confrontation agressive permanente avec son enfant de 15 ans. Ce consultant vient avec ses questions, sa souffrance affective de père, ses échecs d’éducateur, ses doutes sur lui-même. Le thérapeute arrive lui devant son patient avec deux choses : premièrement une expérience personnelle qu’il a pris le temps d’analyser et qu’il garde pour soi ; deuxièmement un savoir qu’il a accumulé par sa formation, sa pratique ou ses lectures et qu’il peut partager. C’est ainsi que va s’engager un dialogue, vrai et exigeant, qui permettra de dégager des pistes et des réponses. Le patient  sera par exemple amené à s’interroger sur l’éducation qu’il a reçue, sur son rejet peut-être de ses parents à cet âge là, sur son histoire d’amour avec la mère de l’adolescent etc. Un tel dialogue n’aboutit plus à des recettes plaquées surgie de la rumeur d’internet : ce sont des paroles vivantes qui impliquent de nouvelles manières de voir et de penser pour soi, de nouvelles postures éducatives face à l’enfant. La lucidité sur soi et sur le monde est une richesse de l’existence et nos enfants y sont très sensibles.

La lucidité sur soi est une richesse de l'existence et nos enfants y sont très sensibles.
La parole contrairement à la rumeur permet d'y accéder.