Peut-on vivre sobrement ?

Après avoir affirmé que nous entrions dans « la fin de l’abondance », Emmanuel Macron appelle les français à la sobriété énergétique. Le mot sobriété remplaçant dans le vocabulaire politique et économique la vieille austérité des années 70, austérité qui a toujours entrainé les baisses de pouvoir d’achat et de consommation, le ralentissement de la croissance… pour la faire repartir au plus vite de manière plus « équilibrée ». Le changement de vocable a des vertus communicationnelles mais comporte aussi des résonnances profondes avec la société antique. 

Les grecs craignaient par dessus tout l’hubris que nous traduisons par démesure : celle d’un Arès guerroyant ou d’un Dionysos emporté dans l’ivresse et les fêtes, les jeux des bacchanales, la perte de conscience qui menait aux meurtres et à la folie. La démesure c’est le désordre, le risque de basculement du cosmos dans le chaos. Face à Arès, Athéna oppose sa pensée stratégique organisée ; face à Dionysos, Apollon donne forme dans les arts aux pulsions violentes et désordonnées. Apollon est le Dieu de la mesure, métron, sans doute le plus grec des dieux. Car les grecs avaient bien reconnus le risque de laisser libre cours à l’infinité des désirs et des ambitions. Dans l’histoire d’Athènes au Vème siècle avant J.C, Alcibiade incarnera cette démesure : trop bien né, trop beau, trop intelligent, trop ambitieux. A l’inverse Périclès incarnera une politique équilibrée et réfléchie qui n’est pas nécessairement gage de réussite comme les actions d’Alcibiade n’étaient pas forcément vouées à l’échec. 

On retrouve une intéressante dialectique entre les deux grandes cités, Sparte et Athènes, qui chacune à tour de rôle a voulu incarner la nature héllénique.

Sparte, dont la gloire est immense au début du Vème siècle avant J.C, est une cité dont les citoyens sont entièrement au service de l’Etat. Celui-ci organise l’éducation des jeunes gens en les enlevant de leur famille à 7 ans pour leur imposer une discipline militaire terrible et une vie de caserne d’une extrème austérité et dureté. Cela se poursuit jusque l’âge de trente ans. Entre vingt et trente ans le jeune homme doit se marier mais ne peut vivre dans son foyer, il continue une vie collective. Par ailleurs les citoyens, appelés les homoïo, c’est-à-dire les égaux, possèdent chacun un lopin de terre  identique avec interdiction de les accumuler. Vie rude, cruelle pour les esclaves et les hilotes, orientée vers la conservation des principes anciens, des traditions : c’est une société fermée sur elle-même et peu accueillante aux étrangers.

Toute autre est Athènes, largement ouverte sur la mer Egée et au-delà, qui encourage le commerce, les échanges politiques et intellectuels, accueille les réprouvés et les bannis, recherche la nouveauté, favorise l’enrichissement et les plaisirs et autorise dans une certaine mesure la gloire individuelle. La cité est démocratique et les citoyens participent aux décisions, cette liberté à l’intérieur implique cependant la domination impériale à l’extérieur sur les quelques 200 cités alliées de la ligue de Délos. Cette situation de pouvoir lui permettra de batir, pour l’éternité, l’Acropole et ses temples. Volonté de Périclès, cette ambition était critiquée par certains adversaires pour sa démesure et sa futilité.

Athènes était une cité authentiquement démocratique et Sparte vraiment oligarchique. La sobriété semble aller avec une répression des désirs individuels et l’abondance avec une libération des pulsions, la recherche de lucre, de puissance et de gloire. Athènes s’est imposée au Vème siècle comme le phare de la culture, de la vie intellectuelle et artistique en Grèce. Elle a contribué plus que d’autres cités à la création de l’homme occidental. Pourtant elle sera définitivement battue militairement par Sparte en 403 avant J.C. Aujourd’hui Sparte est une petite ville de 18 000 habitants et très peu de vestiges ; le grand Athènes rassemble plus de 4 000 000 habitants, plus de 600 000 intra muros.

Le contexte historique est complètement différent de nos jours. Nos sociétés sont entrainées par un esprit capitaliste qui n’a aucun frein : la croissance est recherchée pour elle-même, nous retrouvons la question de l’excès. L’enrichissement capitaliste autorise influence politique et main-mise militaire. La puissance techno-scientifique n’a pas de limite et se justifie par la possibilité de satisfaire tous les désirs qu’elle multiplie au nom d’un bonheur matériel qu’elle présente tout proche. Le philosophe Dominique Bourg pose que le contrat social démocratique moderne est fondé sur la garantie de l’abondance. La seule finalité depuis la disparition à partir du XVIème siècle de toute finalité transcendante est l’accumulation des moyens et des biens. On est loin de la « sobriété heureuse ».

Or l’invitation à la sobriété on la trouve déjà dans la philosophie antique : Epicure en particulier mais aussi le stoïcien Epictète dans un appel à la sagesse de l’âme. Aux temps modernes D.H.Thoreau ou Ivan Illich ou encore Pierre Rabbi ont invité à une limitation des moyens : mais cela nous apparaît comme une épouvantable répression des désirs individuels et une contrainte invalidante. Une visée spartiate en quelque sorte. La différence essentielle est qu’aujourd’hui la contrainte si elle apparaît soudainement très politique avec les discours de Macron  est devenue surtout une réalité de la biosphère : dégradation accélérées des terres, méga feux de forêt, réchauffement, désertification, inondations, perte de diversité biologique… Or cette contrainte nous est imposée par notre propre entêtement, notre démesure capitaliste. Nous ne l’éviterons pas à moins de :

  1. Reprendre une démarche réflexive, organisatrice et juste, une pensée profonde à l’image de celle d’Athéna dans la tragédie d’Eschyle, les Euménides, où elle repense toute la justice dans la cité.
  2. Oublier l’objectif de la croissance à court terme du PIB dont les politiques se sont faits les gardiens depuis la guerre pour rechercher une vision de long terme et une répartion plus juste de la richesse qui est indissociable de la sobriété.
  3. Encourager une créativité, en particulier artistique mais aussi relationnelle, politique, pédagogique… qu’Apollon nous invite à suivre. Le Dieu des formes peut être invoqué pour inventer de nouveaux modes de vie, de nouvelles relations à soi-même aussi.

Car l’Homme est malgté tout un conquérant. Cependant rien n’indique que cette conquête doit prendre la forme de gains de territoire ou d’un enrichissement effréné qui, d’ailleurs, n’est réservé qu’à une petite élite. La conquête peut être intérieure, elle peut être une élévation de la conscience et de l’amour, une recherche de sens et de valeur d’une vie. Apollon en son domaine y invite : « Connais-toi toi-même » inscrit sur le temple de Delphes est aussi le mot d’ordre de Socrate, à l’origine de la philosophie. Ce n’est pas nouveau et reste pourtant très actuel.

Autrement dit la sobriété n’est pas une privation. Elle ne l’est qu’aux yeux d’un système économique boulimique qui transforme tout désir en  plaisir objectal et produit de masse. La « sobriété » présidentielle n’est qu’un nouveau mot d’ordre politique qui reflète une servilité aux puissances économiques qui se fonde, lui, sur l’excès et la démesure.  Car si l’homme est fait pour l’excès (la part maudite de Bataille) c’est vers un excès de la pensée et une démesure de l’amour qu’il doit se diriger. St Augustin écrivait que la mesure de l’amour était d’aimer sans mesure. La démesure est de l’ordre du sacré et c’est cela que nous devons retrouver.

La sobriété n'est pas une tristesse de vie, elle peut au contraire se concevoir et se vivre comme une ivresse du cœur et une ouverture des sens.

La vraie sobriété est une nouvelle forme de discipline pour l'humain capable d'allier plaisir, créativité et pensée.