UN MONDE INSOMNIAQUE

L’Institut National du Sommeil et de la Veille dans son enquête annuelle auprès des français de plus de 18 ans note que nous dormons en moyenne 1 heure de moins qu’il y a trente ans. Et même 1h30 pour les 11-15 ans. Or le sommeil est un facteur important de la santé physique et de l’équilibre psychique. La question des troubles du sommeil et de l’insomnie est évidemment différente selon les âges et il est très difficile de faire des généralisations sur les troubles du sommeil (Voir par exemple : « Sommeil, un carnet pour mieux comprendre », INSV)

L’étude des animaux montre que tous ont des besoins de repos même si c’est selon des durées et des modalités très variables. Par ailleurs la plupart, sauf les poissons et les reptiles, feraient des rêves.

Pour les hommes (l’anthropologique) nous pouvons comprendre le rôle du sommeil comme un temps nécessaire pour éveiller  chez les nourrissons et les enfants, réveiller chez les adultes, la conscience. Contrairement à une image simpliste qui envahit les médias le repos n’est pas uniquement là pour reconstituer  les forces corporelles et psychiques usées comme le laisserait entendre un discours récent sur la sieste et particulièrement sur la sieste au travail.

Dans la mythologie grecque, chez Hésiode, dés l’origine Chaos engendre la nuit (Nyx) et le gouffre insondable (Erebe). Ceux-ci à leur tour donnent naissance au jour (Héméra), au sommeil (Hypnos) et à son frère la mort (Thanatos). Ils engendrent aussi la divinité chargée de donner le sommeil aux humains : Morphée. On voit que le jour émerge de la nuit comme l’enfant ouvre les yeux sur le monde en sortant de « la nuit utérine ». Ainsi apparaît un des grands rythmes de la vie. Alors qu’au jour est associé l’activité physique et mentale, les perceptions des sens et la pensée, à la nuit est associé le relâchement et le repos, le calme et le silence. L’enfant qui ne dort pas la nuit a du mal à rentrer dans cette alternance fondatrice. L’adulte qui lui ne peut s’y résoudre devient insomniaque. C’est de notre rapport au monde dont il s’agit.

Ainsi le nourrisson qui débute sa vie avec 16 h de sommeil par jour va devoir progressivement caler ses phases de sommeil sur les périodes nocturnes durant lesquelles la maisonnée se met au repos. Son monde s’appelle maman et papa. S’il « ne fait pas ses nuits » après 2 ou 3 mois c’est fréquemment que le rythme jour-nuit n’est pas bien vécu chez les parents. Les enfants reflètent en réalité les difficultés des adultes. (Voir le site : http://www.lesenfantsdechiron.com)

Or nous sommes dans une société qui s’agite de plus en plus la nuit. Une certaine excitation, normale le jour, se prolonge jusque tard dans les soirées et même dans les grandes villes certaines activités ne s’arrêtent pratiquement plus de toute la nuit. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène moderne : la plus décisive peut-être est que nous cherchons dans les occupations nocturnes à arracher un sens plus personnel à une vie diurne qui est soumission aux impératifs sociaux et économiques. Les injonctions de rentabilité et de performance dans le travail autant que dans les loisirs et la consommation nous conditionnent complètement. Nous tentons de trouver une liberté la nuit qui nous échappe le jour. La conscience qui s’assoupit le jour tente de se libérer la nuit mais secrète son angoisse devant la perte de sens. D’où une réduction de la durée moyenne de sommeil.

On comprend cette fois-ci facilement que l’insomnie de l’adulte n’est que le désir angoissé de se libérer des carcans et retourner à plus de liberté en se réappropriant du sens. Ceci va pourtant dans une direction inverse du rythme premier que nous indiquait le mythe : la quiétude sombre du ventre de maman avant l’agitation  et la lumière de la vie. Plus nous sommes proches de l’origine (Chaos dans le mythe) plus nous sommes dans l’indifférenciation qui se manifeste par le silence et l’obscurité. Quand nous nous en éloignons les choses s’éclairent et se distinguent, se différencient. C’est le mouvement même de la conscience qui tend à éclairer. On pourrait dire que l’insomniaque est quelqu’un qui s’est « perdu » parce qu’il ne parvient plus à éclairer sa vie, à lui donner du sens.

Or ce travail de la conscience est particulièrement difficile et couteux, l’esprit a donc besoin du repos nocturne pour se reconstituer chez l’enfant qui construit sa conscience et chez l’adulte qui doit la renouveler.

L’enquête de l’INSV citée plus haut met en valeur les conséquences croissantes des multiples écrans et de leurs usages sur la qualité du sommeil. On sait par exemple que la lumière des écrans, proche de celle du soleil, « mobilise l’attention, augmente le niveau de l’éveil, ce qui retarde l’endormissement. ». Le questionnaire montre que 16% des français sont réveillés la nuit par leur téléphone et même 28% pour les 18-34 ans. Les divers exemples de l’envahissement technologique ne doivent pas nous détourner de la cause profonde de l’insomnie : ce n’est pas directement les smartphones ou les ordinateurs qui doivent être incriminés, ce n’est pas uniquement l’éducation à l’usage des écrans qui doit être invoquée, c’est notre rapport au monde et à notre vie.

Accuser l'usage des portables ou les stratégies des entreprises du numérique ne résoudra rien si nous ne nous réapproprions pas nos vies. C'est là qu'un travail psychanalytique et  anthropologique peut nous aider à y voir plus clair.