On a beaucoup parlé à l’école de surdoués ou d’enfants à intelligence précoce. Leurs difficultés scolaires, mais ce n’est pas toujours le cas, ont incité les parents à recourir à des tests pour les dépister. Si ces tests permettent de mettre des mots sur des difficultés souvent incompréhensibles chez des enfants ouvertement intelligents mais en situation d’échec, ils n’ont pas apporté de solutions évidentes. Certains auteurs préconisent avec humour de les dénommer « zèbres » afin de souligner et faire accepter leur différence.
Cette différence se marque dans deux grands domaines : la sensibilité et l’intelligence.
Pour faire bref les enfants intellectuellement précoce ont développé une hypersensibilité, c’est-à-dire une acuité plus grande des sens que la moyenne. Ils peuvent avoir une sensibilité exacerbée avec une grande lucidité sur le monde qui les entoure et les êtres qu’ils croisent. Ils développent une empathie qui leur permet de comprendre avec facilité ceux qui lui sont proches en se mettant à leur place, de l’intérieur en quelque sorte. Ce fonctionnement les rend très sensibles aux discordances dans l’entourage entre les dires et les actes par exemple, aux atmosphères négatives, aux tensions et aux non dits. Par ailleurs, et les deux dimensions sont liées, ils ont une intelligence particulièrement vive, d’où le terme de surdoués, mais qui ne fonctionne pas de manière linéaire et logique. Leur intelligence fonctionne plutôt en réseau, par arborescence, par intuition et association d’idées ou d’images. Ce qui les rend peu adaptables aux attentes des maîtres et explique pour certains des échecs scolaires répétés.
Les psychologues notent souvent cette discordance entre une intelligence en grand éveil, qui interroge tout le temps et une affectivité qui paraît en retard, de petit garçon ou de petite fille très dépendants des paroles, des jugements ou des regards des autres. Comme s’ils étaient dans un « entre deux » qui les rendaient très malheureux, très douloureux, désorientés et qu’ils cherchaient en permanence une voie personnelle sans en trouver la direction, ni les repères et les limites.
Dans l’Olympe un dieu a été particulièrement précoce c’est Hermès. C’est le fils de Zeus avec la fille d’Atlas, Maïa. Le mythe raconte qu’il sortit de son berceau pour, de nuit, aller voler les génisses d’Apollon, les emmener avec lui en cachant les traces et arriver ainsi à tromper le grand dieu. Retrouvé et interrogé par Apollon il niera avec aplomb, toujours avec un sourire malicieux. Son audace, son adresse, son effronterie mais aussi sa générosité convaincront Apollon qui loin de le punir l’adoptera fraternellement en lui proposant de lui échanger la lyre, qu’il venait d’inventer, contre son troupeau.
Les caractéristiques de ce dieu peuvent nous aider à mieux comprendre le fonctionnement de ces enfants et leurs difficultés d’adaptation.
Hermès est un dieu particulier nous dit Rudolf Otto dans Les dieux de la Grèce. Il n’a pas un domaine propre comme les autres dieux, par exemple Hadès se voit attribuer le sombre domaine des morts. Hermès est chez lui dans tous les domaines du monde et de l’existence, du visible et de l’invisible, rien ne lui est étranger. Et ceci parce qu’il est un dieu du passage, de « l’entre deux ». Dans la mythologie il est bien connu comme le messager des dieux que Zeus appelle dans les affaires délicates entre dieux ou entre des humains. On le voit aussi faire le lien entre le royaume des morts et le monde des vivants : ce que l’on appelle un dieu psychopompe.
Comme si les enfants précoce, agiles et futés comme Hermès, étaient un peu perdus ou désorientés entre tous les mondes qu’ils traversent: dans la famille l’univers du père et celui de la mère, ceux de ses frères et de ses sœurs ; entre les espaces sociaux de l’école, des camarades et de leurs familles, des activités sportives ou artistiques etc. Leur grande mobilité tout à la fois nourrit leur intelligence précoce et leur observation qui sont vives et les laisse démunis car tant de possibilités, de facettes et choix de vie ne prédisposent pas à accepter les limitations, les arbitraires, les contraintes. De même leur sensibilité et leur intuition leur permettent de vite saisir ce qui se joue dans les relations humaines et ils percoivent en particulier les discordances et les conflits, même inconscients, entre ses parents par exemple. Ils sont ainsi souvent dans le « pourquoi ? ». Est-ce vraiment justifié cette décision des parents? Est-ce exact cette affirmation du professeur? Ils auront toujours une réplique ou un exemple à apporter en contradiction.
Mais dans les actions d’Hermès il y a toujours quelque chose de surprenant, de merveilleux et de mystérieux, d’incompréhensible à la logique ordinaire. C’est ce que nous découvrons du fonctionnement de ces enfants : à des problèmes mathématiques ils apporteront la bonne solution, en un temps record, mais seront incapables de justifier leur démarche. L’intuition a présidé à tout en puisant dans un monde opaque, lointain, peu accessible. Hermès aussi opère de cette façon, dans la nuit, en voleur, loin de la lumière de la raison et de la conscience. « Seigneur de ceux qui mènent leurs affaires dans l’ombre » écrit Euripide. Ce qui compte c’est le gain, le résultat, pas le moyen. Quand l’enseignant exigera de connaître le raisonnement ou la démarche de calcul, ces enfants seront incrédubles et blessés : « mais enfin, le voilà le résultat ! ». Ils pourront croire à du rejet ou de la persécution. A l’inverse ils pourront faire des liens entre des domaines très éloignés du savoir, liens nouveaux et souvent pertinents.
Justement c’est Hermès qui nous permet aussi de trouver des solutions car il est également le dieu des chemins et des bornes, des limites. Il accompagne les voyageurs dans leurs courses. « C’est dans sa bienveillance de guide que se manifeste la véritable nature du dieu » dit Walter Otto. C’est alors un compagnon merveilleux. Mais il n’est jamais là que comme un souffle, il va et vient comme par enchantement, il passe« comme un ange ». Comment le saisir alors qu’arrivé d’on ne sait où il est déjà au loin ? On trouve là les deux valeurs d’une éducation complexe, éloignée de ce qui est commun.
A ces enfants intellectuellement précoce et hypersensibles il faut leur proposer d’écouter l’intuition, d’accepter l’entre-deux, les domaines un peu flous de ces mondes invisibles et pourtant présents qui les déconcertent nécessairement quand ils grandissent. Car le jeune enfant n’est pas, à l’image de l’Hermès au berceau, déconcerté par ce que nous nous appelons « invisible » mais qui pour lui est tout à fait évident, concret si l’on veut. En même temps tout guide doit savoir mettre et repèrer les bornes, imposer des restrictions et des choix si l’on ne veut pas que l’enfant tombe dans l’errance, perdu dans son monde intérieur.